TROISIEME RAPPORT

DEUXIÈME CONGRÈS INTERNATIONAL D'HYGIÈNE MENTALE

 

LE ROLE DES CONDITIONS

SOCIALES DANS LA GENÈSE

DES TROUBLES MENTAUX

PAR

D' E. MIRA

Président de la Ligue Espagnole d'Hygiène Mentale

 

Deux chemins s'ouvrent à nous pour le développement de notre rapport. L'un est celui de l'investigation statistique : quelle que soit la technique adoptée pour le parcourir, il nous faut consulter des milliers et des milliers de données, il nous faut établir mécaniquement certaines relations de proportionnalité entre les pourcentages des divers groupes d'entités nosologiques admis dans la psychiatrie et ceux d'un nombre - plus ou moins grand et plus ou moins précis de facteurs tels que les conditions de nourriture, d'habitation, de travail, d'hygiène, de position économique, etc.., qu'on peut rassembler sous le titre de « conditions sociales » ; il nous faudra encore arriver à dégager de tout cela quelques conclusions froidement quantitatives. Ce chemin statistique, nous ne pouvons pas le suivre dans les circonstances que nous traversons maintenant dans notre pays. Mais, s'il nous avait été possible de ramasser toutes les données nécessaires, nous aurions toujours préféré suivre l'autre voie, c'est-à-dire la voie de l'analyse psychologique et psychopathologique, parce qu'il nous semble à priori que la complexité et l'extrême degré d'imbrication (enchevêtrement) des influences que l'on rassemble sous le titre « conditions sociales » sont trop grands pour permettre sa dissection avec le simple bistouri mathématique.

Nous allons donc, autant que possible, substituer la qualité à la quantité. Et nous allons faire une analyse détaillée d'un nombre restreint de cas dans lesquels le facteur social paraît avoir un rôle étiologique indiscutable.

Notre travail aura deux parties : dans la première, nous tâcherons de préciser un peu le « quoi » et le « combien» de l'influence des « conditions sociales » dans la production des troubles mentaux ; dans la deuxième, nous étudierons le «pourquoi » et le « comment » de telle influence. Dans l'une et dans l'autre, nous devrons lutter, malheureusement, avec l'imprécision obligée de cette modalité de recherches. Sera-t-il, en effet, jamais possible d'analyser l'influence isolée d'un facteur étiologique dans la production d'un trouble mental ou dans le conditionnement de son cours ? On sait que la psychose est le résultat d'une combinaison complexe et toujours variable de facteurs exogènes et endogènes qui changent dans le temps leurs influences mutuelles et réciproques. II n'est pas possible de considérer la psychose comme quelque chose de rigide, comme un produit dont l'évolution suivra des lois prédéterminées ; il n'existe pas des psychoses, mais, seulement, des hommes qui se comportent d'une façon que nous jugeons comme psychopathique (à notre égard, à l'égard des autres ou vis-à-vis d'eux-mêmes).

Au point de vue théorique, on peut se demander comment il faut différencier les cas dans lesquels les conditions sociales sont la cause, de ceux dans lesquels elles sont l'effet des troubles mentaux. Avec un critère simpliste, on pourrait accepter que leur préexistence indique leur rôle étiologique ; mais on sait que les cas où la maladie mentale commence brusquement sont exceptionnels et que, dans la plupart des cas, on ne peut pas établir avec exactitude son point de départ ; on accepte alors - faussement - que celui-ci est constitué par le moment d'extériorisation du processus psychotique, mais évidemment il peut exister une phase assez longue pendant laquelle le trouble ne se manifeste pas objectivement, , ou, tout au plus, d'une façon qui ne permettra pas à l'entourage de conclure à son existence. Il s'agit, presque toujours, d'une influence réciproque entre l'état de la personnalité et les conditions de sa vie sociale : certains traits de caractère conduisent à l'établissement de certaines de ces conditions qui, à leur tour, les exagèrent et vice-versa (certaines conditions sociales favorisent la formation de certaines attitudes vitales celui les renforcent).

Néanmoins, il faut avoir une ligne théorique de séparation et voici pourquoi nous acceptons, pour notre analyse, qu'une condition sociale doit être considérée dans l'étiologie d'un trouble mental : a) Si on peut la déceler dans ses antécédents avec une fréquence notablement supérieure à la moyenne prévue par le calcul de probabilités ; b) si, en comparant divers groupes humains, on voit varier parallèlement les valeurs de la fréquence moyenne de telle condition et celle du trouble mental en question. Dans ce cas, il faut avoir la contre épreuve, c'est à dire qu'il faut démontrer l'existence d'une relation inverse entre les oscillations de fréquence du trouble mental et de la condition sociale contraire à celle qu'on envisage (si cette inversion n'existe pas, on pourra seulement déduire l'existence d'une coïncidence, mais non d'une relation causale) ; c) si on peut démontrer que la modification expérimentale de la condition sociale occasionne une modification du trouble mental dans le sens attendu (si ce fait n'est pas obtenu, on ne peut pas nier encore l'existence d'une relation étiologique entre ces deux éléments ; il s'agit ici d'une preuve suffisante, mais non nécessaire).

Eh bien, si nous prenons la base « a > de notre critère, nous pourrons faire quelques affirmations - très prudentes d'ailleurs - qui se dégagent de la considération de 6.000 histoires cliniques (dont 2.000 correspondent à des malades d'un service public, 1.500 à peu près correspondent à des malades internés dans un établissement privé, et le reste est formé par les cas observés à notre bureau de consultation. Les voici:

1° La position économique des parents exerce une certaine influence dans la production des troubles oligophréniques. Au point de vue quantitatif, nous trouvons que sa fréquence est 2,7 fois plus grande dans les cas des familles pauvres que dans ceux de familles riches (dans la classe moyenne, sa fréquence est 1,9 plus grande que dans ces derniers). Une telle influence, néanmoins, n'est pas directe, mais résulte de la convergence de plusieurs facteurs (nourriture insuffisante, ignorance cru impossibilité de suivre les préceptes hygiéniques pendant la grossesse, mauvaise assistance obstétricale, mauvaise attention aux problèmes pédagogiques dans les premières années, majeure fréquence des maladies dues à la pauvreté dans la famille, etc.), dans les cas de mauvaise situation économique. D'autre part, il ne faut pas oublier que cene-ci, dans beaucoup de cas, est révélatrice d'un manque d'aptitudes intellectuelles, ce qui permet d'expliquer, dans une certaine mesure, la plus grande fréquence des oligophrènes pauvres par l'existence chez eux d'une disposition endogène. (Nous devons aussi remarquer que la mortalité du groupe des oligophrènes pauvres est à peu près - dans notre statistique - le double de celle des oligophrènes riches, ce qui explique que si l'on considére seulement les adultes ces différences de fréquence ne soient pas aussi manifestes).

En revanche, nous trouvons une fréquence 3, 4 fois plus grande des troubles neurasthéniques chez les individus riches que chez les pauvres (ceux de la classe moyenne nous offrent une fréquence 1,6 plus grande que les derniers). Je crois aussi intéressant de signaler que, chez les femmes pauvres, la neurasthénie est extrêmement rare (nous en trouvons 3 sur mille observations, tandis que, chez les « dames » de la haute bourgeoisie, nous arrivons à 7 0/0).

Les accès maniaques de la psychose maniaco-mélancolique semblent être également en relation avec la position économique, surtout chez les femmes : nous trouvons dans nos observations, sur 1.859 histoires cliniques du groupe indigent, 36 hommes et 83 femmes avec ce diagnostic, tandis que, sur 1.276 histoires cliniques du groupe de malades ayant une haute position économique, nous trouvons 20 hommes et 16 femmes avec des accès maniaques. II est probable que la plus grande inhibition qui se développe à la suite de l'éducation plus sévère des <c dames » les amène à décharger plutôt dans des « crises des nerfs » ce qui, dans les autres femmes, constitue un état d'excitation ; d'autre part - et c'est plus important - les sujets riches ont l'argent nécessaire pour se procurer des toxiques et des sédatifs qui, dans beaucoup de cas, les calment suffisamment pour empêcher leurs réactions maniaques, tandis que les pauvres doivent se réfugier dans l'usage des boissons alcooliques (plus à leur portée), qui exagèrent leur disposition maniaco-mélancolique. Mais, malgré tout, même si l'on prend seulement les cas les plus purs de manie endogène, on peut constater une plus grande fréquence de cette maladie chez les femmes pauvres de notre statistique. Faut-il conclure à l'existence de caractéristiques constitutionnelles spéciales dans ce groupe ? Nous croyons plutôt que la psychose maniaco-mélancolique, ayant une hérédité dominante, a tendance à s'accroître dans les milieux dans lesquels on ne prend pas suffisamment en considération sa présence dans les antécédents des époux. Or, il est évident qu'une jeune fille riche, qui a été internée à la suite d'un accès maniaque, a beaucoup moins de chance de mariage qu'une jeune fille pauvre dans les mêmes conditions. (La plus grande différence relative entre les deux sexes du groupe pauvre pourrait aussi s'expliquer parce qu'un certain nombre d'accès de manie légère chez les hommes n'est pas soumis à l'intervention psychiatrique, tandis que les femmes, étant plus faibles, sont presque toutes amenées à la consultation).

Dans tous les autres groupes nosologiques consultés, nous n'avons pas remarqué de différences importantes au sujet de leur distribution en rapport avez les divers niveaux économiques.

2º En laissant de côté la position économique et en prenant les conditions de travail, c'est-à-dire les différences professionnelles, nous avons pu confirmer des faits qui sont déjà assez connus, tels que la plus grande fréquence des toxicomanies chez les artistes et les intellectuels, le plus grand pourcentage de militaires et de commerçants atteints de paralysie générale progressive, la grande prédisposition des étudiants en philosophie et en théologie aux réactions schizophréniques, l'existence de traits épileptiques chez les domestiques, etc.. Nous avons, en outre, été un peu surpris de la fréquence des délires de persécution chez les agents de police et des manifestations neurasthéniques dans les télégraphistes.

3° En comparant les fréquences des troubles psychopathiques avec les différences du milieu géographique (mer ou montagne, grande ville ou campagne, climat froid ou tiède, sec ou humide, etc... ), nous trouvons une très légère augmentation globale de la fréquence des troubles mentaux (spécialement de ceux d'allure schizophrénique), dans les vallées et les plateaux ; par contre, une diminution perceptible de ces mêmes troubles dans les petites villes maritimes. Nous avons constaté aussi une certaine augmentation des troubles de nature hystérique dans les endroits exposés aux grands vents (notamment dans le haut Ampurdan), mais nous ne saurions décider si tels faits doivent être expliqués par les différences climatiques ou par d'autres influences psychosociales coïncidant avec elles.

4° En ce qui concerne l'état social, on sait qu'apparemment, d'après les statistiques, le mariage semble être une condition favorable pour empêcher l'augmentation des troubles mentaux, puisque la fréquence globale de ceux-ci est plus grande chez les célibataires et les veufs. Mais il ne faut pas oublier que les maladies mentales s'accumulent dans la jeunesse et dans l'âge mûr ; or, presque tous les célibataires sont jeunes et presque tous les veufs sont d'âge mûr, ce qui veut dire que le fait statistique observé ne doit pas être attribué à une action protectrice du mariage, d'autant plus que celui-ci constitue à son tour une sélection naturelle des candidats aux maladies mentales (dans ce sens, qu'il est très difficile pour un malade mental de trouver un partenaire qui consente à l'épouser).

Le mariage n'a pas une action spécifique sur le cours des troubles mentaux. Nous dirons même que, dans les cas de psychonévrose, il peut être un obstacle à leur guérison (surtout dans le genre féminin, les névroses sont bien plus rebelles chez les femmes mariées !). Les auteurs qui ont admis cette influence favorable du mariage l'ont expliquée par l'exercice régulier des fonctions sexuelles, par la paix et la régularité de la vie dans le foyer ; ils oublient néanmoins que ces influences ont leur contre-partie dans la perte de la liberté individuelle. En tout cas, nous croyons que l'action du mariage doit être l'objet d'une analyse individuelle et ne peut pas être jugée, tel que l'on a fait jusqu'à présent, d'une façon générale.

5° Nous arrivons maintenant à un chapitre des plus intéressants : l'influence du chômage sur la production et l'évolution des troubles mentaux. A la suite de la grande crise économique européenne, on a observé, dans plusieurs pays, la production de réactions psychopathologiques de la part des chômeurs. Cette question a mérité l'attention du Comité d'Hygiène Publique de la Société des Nations : en effet, le 10 novembre 1932, une séance destinée à l'étude du problème des rapports de la crise économique avec la santé publique eut lieu à Genève avec, à son ordre du jour, la discussion d'un rapport sur << les efets de la crise économique dans le domaine de l'hygiène mentale ». Ce rapport était le résultat des travaux d'une Commission composée du Professeur Jean Lépine, du D' Hamel, du D' Chodzko et d'un représentant du Bureau International du Travail.

Dans ce rapport, il est dit que le chômage produit un changement psychologique dans lequel on observe des réactions négatives. Celles-ci sont l'expression d'une augmentation de l'impulsivité et de l'instabilité avec une tendance à la délinquance ou l'immoralité, et à la modification de la vie sexuelle. A la suite de cette séance, il fut décidé d'entreprendre une enquête internationale sur ce problème, c'est à dire : sur l'action du chômage sur la détermination et le cours des troubles mentaux, sur les facilités de leur traitement et sur le déclenchement de troubles fonctionnels (névroses de chômage). Il est intéressant de signaler que cette Commission croyait aussi qu'une telle enquête ne devait pas aboutir à une accumulation de chiffres, puisqu'il est impossible d'arriver, par la voie quantitative, à une connaissance des problèmes envisagés. En conséquence, elle proposait de laisser toute liberté aux investigateurs de faire un travail objectif d'observation psychologique (en profitant des données fournies par les inspecteurs du travail, chefs d'usine, assistantes sociales, etc...).

Le Dr.Pittaluga nous chargea de mener cette enquête en Catalogne et nous eûmes ainsi l'occasion de travailler cette question pendant plusieurs mois. Nous ne pouvons pas exposer en détail toutes nos observations ; nous avons travaillé spécialement à l'aide de deux questionnaires : l'un, subjectif, était adressé directement aux chômeurs ; l'autre, objectif, était envoyé à leurs parents et aux éléments sociaux qui maintenaient avec eux une relation professionnelle (médecins, employés des bourses du travail, membres des comités de secours, etc..., etc...). Dans le premier questionnaire, on posait, entre autres, les questions suivantes : Croyez vous que votre chômage vous a été utile de quelque façon? Sous quel aspect? Quels sont les changements que vous avez pu constater dans votre santé physique à la suite du chômage? Quels ont été - d'après votre opinion - ses effets sur votre capacité de travail? Et sur votre activité intellectuelle? Et sur votre état d'humeur? Avez vous éprouvé des troubles mentaux ou des malaises spéciaux (lui puissent être l'effet, direct ou indirect, de votre chômage? Si oui, expliquez-les, s'il vous plait.

Dans le deuxième questionnaire, on tâchait surtout d'obtenir des données à l'égard des vices, des changements de caractère, des crises et des réactions affectives survenues pendant le chômage. Les réponses au questionnaire subjectif (3.000 observations à peu près, toutes de genre masculin) coïncidaient, dans leur grande majorité (87 0/0), à signaler l'existence (les troubles de l'humeur. Par contre, les réponses positives à l'égard de troubles intellectuels, physiques ou de conduite étaient très rares. Quant aux réponses au deuxième questionnaire (objectif), tout en faisant la contre-partie de celles-là, elles nous décelaient la multiplicité insaisissable des réactions individuelles au chômage jusqu'au point d'empêcher la création d'une psychologie ou d'une psychopathologie générales du chômeur. Certainement, la fréquence moyenne des troubles mentaux dans le groupe des chômeurs est bien plus grande que dans la population totale, mais il ne faut pas oublier que, dans beaucoup de cas, le chômage n'est pas la cause, mais l'effet d'une anomalie mentale. Les investigations américaines ont prouvé ce fait et ont signalé également le haut pourcentage d'oligophrènes et de psychopathes dans le noyau des « chômeurs chroniques ». Nous oserions dire plus l'homme qui réagit au chômage et accepte n'importe quel travail contraire à ses aptitudes et à sa vocation aurait, par ce fait, au point de vue théorique, bien plus de chances d'avoir des troubles de l'équilibre psychique (pas graves, d'ailleurs) que celui qui s'adapte au chômage et se laisse porter dans cette situation. C'est par la même raison que ceux qui suffirent plus de la faim sont les pauvres qui désirent cacher leur pauvreté.

Cela nous porterait à faire une enquête chez les ex-chômeurs, pour voir si les nouvelles conditions de vie après le chômage ne sont pas, dans certains cas, beaucoup plus pathogènes que celles du chômage. Mais, comment juger objectivement cette question si ce n'est en comparant la fréquence moyenne des troubles mentaux qui éclatent dans un groupe d'ex-chômeurs (pendant la première année de leur réadaptation professionnelle, par exemple) et celle d'un autre groupe, analogue, de chômeurs

Et alors, comment décider si la présentation des troubles mentaux dans le premier groupe était favorisée par l'effort de surmonter les nouvelles difficultés de travail ou était due, simplement, à un post effet du chômage ? Le problème devient de plus en plus complexe, au fur et à mesure que nous voulons apporter des précisions à son égard. Aussi avons nous décidé, à cette occasion, de nous en tenir à l'analyse individuelle de chaque cas et de renoncer à tout essai de généralisation.

Nous avons déjà avancé que cette analyse nous révéla une multiplicité énorme de manifestations et d'attitudes subjectives de réaction qui, à leur tour, ne dépendaient pas seulement du fait : « chômage », mais, plutôt, du type de la personnalité, de la situation économique, de l'aide morale et matérielle qui avait été apportée, de la réaction familiale, etc..., etc... Nous avons observé à cet égard des cas vraiment intéressants dont voici deux courts exemples

F.-M. A. Jeune homme célibataire de 28 ans. 'Aucun antécédent pathologique familial, ni individuel. II a travaillé comme mécanicien (tourneur) pendant cinq ans dans le même atelier ; tout le inonde était content de lui et il menait, du reste, une vie sociale tout à fait normale. A la suite du changement de régime politique survient le chômage qui s'étend aux 14 ouvriers de l'atelier. Pendant trois mois, il mène une vie normale chez ses parents, il cherche clu travail, il se promène et lit des livres, tout en poursuivant ses relations amoureuses avec une jeune fille de 18 ans. Un ami lui suggère l'idée de se rendre à un centre occultiste où « l'on lira son destin ». Il s'y rend, sceptique et farceur, mais il est bouleversé quand on lui assure qu'il ne doit pas perdre son temps à travailler comme mécanicien, puisqu'il possède des aptitudes exceptionnelles pour la sculpture et qu'il deviendra un grand artiste. Depuis ce moment, il devient abstrait et sérieux. II commence à étudier d'une façon frénétique toutes les matières concernant l'art, la sculpture, l'esthétique et bientôt, aussi, la philosophie et l'occultisme. Il devient théosophe, naturiste et, au bout de deux mois de manger peu, de dormir mal et de vouloir tout savoir, il a une crise d'excitation d'allure nettement schizophrénique. Jusqu'à quel point sommes nous autorisés à parler de l'influence étiologique du chômage dans ce cas ?

L'autre observation est aussi typique de la complexité de la constellation de facteurs déchaînants qui, parfois, sont encaissés sous le titre simpliste et général de « chômage »

H.-P. D. Veuve avec deux fils. Son mari est mort d'accident au travail il y a deux ans ; elle est en train de plaider contre son patron à propos, de l'indemnisation qu'on doit lui accorder. Les affaires vont mal et le patron vend l'établissement et disparaît. Presque nu même temps, on lui donne congé dans la maison de lingerie où elle travaillait depuis 32 ans. On lui promet une place de servante chez la fille de sa patronne. Elle rentre à son service, mais elle l'abandonne au bout de trois mois parce qu'elle n'aime pas son nouveau travail et parce qu'on l'a assurée qu'elle devrait toucher bientôt l'indemnité si longuement attendue. Mais celle-ci n'arrive pas, elle perd sa place et ne trouve pas de moyens de subsistance ; sa fille aînée tombe malade et meurt à l'hôpital d'un état infectieux mal déterminé. A la suite de cet événement, elle développe une mélancolie avec idées de suicide ; elle est internée à la Clinique psychiatrique où l'on constate une néoplasie du foie qui la tue au bout de sept semaines.

6° L'influence des périodes de déséquilibre social dans la production de troubles mentaux est indéniable. Les événements tragiques qui se sont déroulés dans notre pays à la suite de la rébellion militaire du 19 juillet 1936 nous ont permis de vivre quotidiennement ce problème pendant une année. Dates nos services psychiatriques d'urgence (Clinique Psychiatrique et « Sanatori Mental »), nous avons pu constater une augmentation de la moyenne d'admissions qui s'est élevée depuis 1,9 jusqu'à 5,2 par jour (du 6 août 1936 jusqu'au 16 janvier 1937, nous avons eu 841 admissions, dont 435 hommes et 406 femmes). Si l'on prend en considération le fait que beaucoup de personnes, ayant eu besoin d'être admis, ne l'ont pas demandé par peur d'une identification sociale, on peut estimer que le nombre de troubles mentaux qui ont été déclenchés ou exagérés à la suite des événements révolutionnaires est à peu près le triple du normal.

Or, il faut faire une analyse de ces cas pour avoir une vision plus exacte du rôle du facteur que nous sommes en train d'étudier. Voici comment nous pouvons décomposer le chiffre total des 841 admissions

Malades réadmis (c'est-à-dire qui avaient été déjà internés dans notre
service ou dans d'autres établissements psychiatriques)............................372

Malades nouveaux (c'est-à-dire qui ont été internés pour la
première fois de leur vie) ........................................................................469

En prenant le deuxième groupe nous le décomposons, à son tour, comme suit

Malades chez lesquels les troubles psychopathiques avaient
commencé avant le 19 juillet 1936 ..........................................................114

Malades chez lesquels ces troubles ont été décelés après cette
date .....................................................................................................355

Il est intéressant de noter comment se distribue ce deuxième sous-groupe au point de vue chronologique

Mois de Juillet

Août

Sept

Oct

Novem

Déc

Janvier (11 jours)

38

92

83

49

34

39

20

 

Au point de vue de leur sexe, de leur âge et de leur état social, nous avons ceci:

Femmes (158)

Célibataires

67

 

De 10 à 20 ans

19

Mariées

82

 

De 20 à 30 ans

36

Veuves

9

 

De 30 à 40 ans

59

 

 

 

De 40 à 50 ans

29

 

 

 

De plus de 50 ans

15

 

Hommes (197)

Célibataires

88

 

De 10 à 20 ans

28

Mariés

82

 

De 20 à 30 ans

51

Veufs

27

 

De 30 à 40 ans

70

 

 

 

De 40 à 50 ans

35

 

 

 

De plus de 50 ans

13

Si nous envisageons ces chiffres nous pouvons déjà observer des faits qui méritent d'être signalés : a) le nombre, des troubles mentaux diminue â mesure que la situation se prolonge (on peut expliquer ce fait par deux raisons coïncidentes : la diminution de l'intensité de la commotion révolutionnaire avec le temps et l'adaptation de l'individu au nouvel état de choses) ; b) relativement les femmes mariées ont été plus atteintes que les hommes mariés (ce qui s'explique parce que une grande quantité de ces hommes est partie pour le front, en laissant leurs femmes avec tous les problèmes angoissants de la vie du ménage dans ces conditions) ; c) relativement les âges extrêmes ont été moins atteints que les adultes (ce qui peut s'expliquer parce que, en raison de leur faiblesse, les trop jeunes et les vieux ont été mis à part de la lutte). Il faut encore noter que le maximum des troubles a été observé dans la période de 20 à 30 ans pour les hommes et de 3~0 à 40 ans pour les femmes (cela est, peut-être, dû au fait que les hommes de 2'0 à 30 ans ont été tous mobilisés et en danger immédiat d'aller obligatoirement au front, tandis que les hommes de 30 à 40 ans qui se sont rendus à la guerre l'ont fait volontairement).

Voyons maintenant quelle a été la classification provisoire de ces 355 cas:

 

Hommes

Femmes

Réactions schizophréniques

41

35

Processus schizophréniques

13

8

Délires infectieux

11

7

Syndromes confusionnels éphémères (psychorexis)

12

14(!)

Psychose de motilité

2

5

Réactions paranoïdes

17

7

Paraphrénies

18

25

Réactions dépressives

6

4

Mélancolie essentielle

3

5

Syndromes maniaques

0

2 (!)

Paralysie générale

14

2

Psychoses épileptiques

9

6

Psychoses alcooliques

30

3

Psychonévroses et réactions psychopathiques

16

33

Démence sénile

5

3

 

Si l'on compare ces données avec les cadres des périodes antérieures, nous pouvons constater : a) une augmentation des réactions aux dépens des processus schizophréniques ; b) l'augmentation des paraphrénies aux dépens des psychoses dépressives simples 71) ; c) une augmentation des psychoses alcooliques, les psychonévroses, des réactions paranoïdes et psychopathiques ; d) l'apparition d'une nouvelle forme psychopathique caractérisée par un accès brusque de confusion mentale agitée, avec. phénomènes toxiques divers, qui cède aussi rapidement (2-12 jours) et permet une restitution ad integrum des fonctions psychiques. Ces cas doivent être différenciés des états crépusculaires épileptiques et des états oniroïdes hystériques ; au point de vue symptomatique, ils ressemblent beaucoup aux cas de délire aigu, mais ils différent bientôt de ceux-ci par leur évolution favorable (nous avons toujours traité ces malades par ºponction lombaire, injections endoveineuses de solutions hypertoniques de glucose, balnéation tiède prolongée, repos absolu dans l'obscurité pendant la phase d'agitation). Nous désignons ces cas avec le terme « psychorrexis » (rupture de l'unité psychique et désintégration de ses fonctions) et nous sommes enclins à croire qu'ils obéissent à l'action pathogène de chocs émotionnels trop violents.

Il y a eu pendant cette période, en tout, 20 décès, dont 6 seulement correspondent au groupe des 355 malades que nous sommes en train d'étudier (2 cas de délire infectieux et 4 paralytiques généraux).

Nous avons fini seulement la première partie de notre travail et hélas ! nous n'avons guère la possibilité de nous étendre sur la deuxième, puisque nous sommes près de la limite du nombre de pages qui nous a été attribué et nous ne désirons pas la dépasser (entre autres raisons pour ne pas fournir un argument à ceux qui disent que nous, les Espagnols, sommes toujours des révolutionnaires). Or, il nous sera permis de faire un effort de synthèse pour exposer nos idées concernant le « pourquoi » et le « comment » de l'influence que les conditions sociales exercent sur la production des troubles mentaux.

Nous avons déjà esquissé, tout au long de notre travail, les voies par lesquelles s'exerce cette influence ; aucune d'elles n'est simple ni directe. Les voici résumées : 1 ° Une condition sociale favorise la mise en action d'une cause physique qui, à son tour, déclanche une, maladie psychique (la misère favorise l'avitaminose et celle-ci provoque un état dépressif). 2° Une condition sociale favorise la création d'un conflit psychologique qui porte à un changement de la conduite individuelle et celui-ci entraîne la mise en marche d'autres causes psychologiques et physiques qui déclanclient alors la maladie psychique (un sujet énervé par le chômage devient buveur, il se dispute, et. mis en prison, développe alors une psychose pénitentiaire). 3° Une condition sociale devient insupportable au sujet qui se croit lésé dans ses droits vitaux ; conséquemment, il lutte avec ardeur, et, sans choisir les moyens, pour la changer ; son échec continuel l'épuise et favorise le déclenchement de ses dispositions (endogènes) de réaction pathologique (dans ce cas ce n'est pas à proprement parler la condition sociale mais la réaction à l'échec de l'effort fait pour la surmonter qui détermine la crise psychopathique).

En outre, il faut mettre à part tous les cas dans lesquels la condition sociale est un effet ou une concomitance de la psychose. Toujours, néanmoins, au fur et à mesure qu'on analyse ce problème, on a de plus en plus l'impression que la façon dont la personnalité consciente du sujet réagit ZI la perception des conditions de sa vie sociale. joue un rôle plus important que celles-ci. Et, à son tour, telle réaction sera déterminée par le jeu de trois facteurs : degré d'au to estimation, idéals du moi, prospection de son destin. Sur ce point, il n'y a pas de doute qu'un sujet sera d'autant plus exposé à une réaction psychopathique qu'il aura plus d'amour-propre, qu'il aura plus d'ambitions et qu'il aura une prospection plus désagréable de son avenir. On doit encore ajouter que le changement brusque et répété des conditions sociales, n'importe dans quel sens qu'il se fasse, constitue en soi-même un facteur pathogène puisqu'il oblige le sujet à la formation de nouveaux plans de vie.

Nous arrivons maintenant à la considération d'un facteur qui est connu généralement sous le terme un peu trop vague (le « capacité d'adaptation ». On admet, un peu partout, que cette capacité décroît avec l'âge (on parle de l'élasticité et de l'endurance de la jeunesse en opposition à la rigidité et la fragilité de la vieillesse) ; or, nous avons déjà vu que, dans certains cas, les vieillards, par le fait même du rétrécissement du champ de la conscience et de l'automatisme progressif de leur vie, devenaient plus résistants que les autres gens au bouleversement de ses conditions sociales. Nous ne croyons pas qu'il existe une propriété spéciale et spécifique de certains sujets qui mérite un tel nom ; nous préférons le remplacer dans chaque cas par d'autres termes plus concrets (capacité de dissimulation, de résistance, de résignation, de compensation, d'isolation ou insensibilisation volontaire, etc.), puisque, en réalité, l'adaptation est un résultat final objectif, dans lequel la conduite du sujet n'est qu'un élément ; il faut donc, tout au moins, distinguer entre l'adaptation apparente et l'adaptation réelle (celle-ci étant intime ne peut pas être jugée par l'absence de frictions et incidents entre le sujet et le milieu. Prenons un exemple : la vie conjugale. Combien de fois, dans le cours d'une psychose, le psychiatre découvre, par le témoignage du malade, que celui-ci n'a jamais été adapté à sa vie matrimoniale, bien que les apparences plaidassent en faveur de cette idée ! Et, vice-versa, il arrive parfois -qu'un psychiatre inexpert tente de supprimer - par le divorce - une cause de troubles mentaux chez des couples qui passent leur vie à se disputer et à se plaindre de l'erreur que fut leur mariage, alors que, l'occasion de rectification survenant, ils décid.ent de continuer la vie ensemble, malgré tout. Et c'est qu'en réalité - en contradiction avec les apparences - ils se sont magnifiquement adaptés à cette vie de disputes, et ils ne sauraient vivre autrement. En conclusion : à notre avis il est mieux de ne pas utiliser le terme « capacité d'adaptation dans notre champ d'études, parce qu'il ne correspond à aucune réalité psychique concrète et isola~ble du reste des fonctions mentales.


Or, en résumant notre point de vue général sur le rôle des conditions sociales dans la production des troubles mentaux, nous arrivons à conclure que

1 ° Parmi toutes les conditions sociales, celle qui semble avoir un rôle plus important dans la pathoplastie des troubles mentaux, c'est la position économique, ou, plus exactement, la possibilité de satisfaction de ses besoins et de ses désirs par l'argent. (C'est dans ce sens que nous acceptons le matérialisme historique dans l'étiologie psychiatrique).

2° Dans la plupart des cas, les conditions sociales ne jouent leur rôle pathogène que d'une façon indirecte et même dans les cas les plus évidents de leur action (Psychoses situationnelles, par exemple), il faut toujours tenir compte de l'importance de la prédisposition psychopathique (constitutionnelle) des su jets.

3° Un changement brusque et répété d'une ou plusieurs conditions sociales a plus de chances de devenir pathogéne pour le psychisme que l'action prolongée ou chronique d'une ou plusieurs de ces conditions (si défavorables que celles-ci puissent paraître). En tout cas, ce qu'il faut connaître, c'est l'appréciation subjective que l'intéressé fait de sa situation (toujours en rapport avec celle de son groupe psychologique), la distance qui sépare cette appréciation de son idéal et l'espoir qu'il peut concevoir de son avenir.

4° La possibilité de surmonter des conditions sociales dé favorables, même quand elles sont survenues brusquement, dépend de la façon dont le sujet se croit capable d'être heureux avec le nouveau plan de vie que celles-là lui imposent. Il n'existe pas une faculté ou propriété générale et mystérieuse d'adaptation dont l'absence puisse être mise en cause dans la production des troubles mentaux. Le processus d'adaptation se fait toujours d'une façon complexe et variable pour chaque situation; l'attitude affective que l'on prend à l'égard de l'action des conditions sociales résulte à son tour de l'action d'une constellation de facteurs qui peut et qui doit être analysée individuellement si l'on veut cormprendre (ou essayer de comprende) dans chaque cas concret.


(1) L'augmentation des psychoses paraphréniques au dépens des psychoses dépressives simples nous fait voir que, peut-être, l'exagération de la peur chez des sujets constitutionnellement pycniques leur fournit la base hallucinatoire qui fait changer le cadre de la dépression. Ce serait une confirmation de la raison que les psychiatres français ont eue pour conserver encore dans la terminologie la < mélancolie hallucinatoire » malgré les attaques des écoles germaniques qui rattachent tous ces cas à la schizophrénie. Nous ne pouvons donner ici tous les arguments qui plaident en faveur de cette hypothèse.

Pus difficile à expliquer serait le fait apparemment paradoxal de la diminution des processus schizophréniques, sil n'eût été compensé par l'augmentation du chiffre des entrées correspondant à ceux-ci dans d'autres établissements.


RÉSUMÉ

L'auteur se montre sceptique au sujet de la méthode statistique quand elle est appliquée à l'étude d'un problème aussi complexe que celui-ci. II signale que la façon dont le sujet considère ses conditions sociales a plus d'importance étiologique que celles-ci.

Après avoir analysé l'influence de quelques-unes de ces conditions (notamment : le chômage et la révolution) dans la production des troubles mentaux, il dégage plusieurs conclusions : toutes concourent à démontrer l'importance des facteurs subjectifs.

D'autre part, l'auteur nie l'existence d'une fonction spéciale d'adaptation mentale dont l'absence pourrait expliquer les troubles déclenchés par le changement des conditions sociales. Il préfère employer à ce propos une terminologie plus précise et signaler les différentes manières dont ce résultat (adaptation mentale) est obtenu (par exemple : hypocrisie, soumission, compréhension, compensation, isolement, résistance, etc.).

 

SUMMARY

The author appears rather skeptical as to the value of the statistical method when applied to the study of such a complex matter as the one here examined.

He points out that the objective social conditions are, ethiologically, less important than their subjective appreciation.

After an analysis of the influence of some of these conditions (especially : unemployment and revolution)in the production of mental troubles, he comes to some general conclusions, in all of which the importance of the subjective factors is emphasized.

On the other hand, the author denies the existence of a special function of « mental adaptation » whose absence could be responsible for the mental troubles observed when social conditions are changed. He prefers to refer to the differents ways by which this result can be obtained (i.e. hipocrisy, submission, understanding, compensation, isolation, endurance, etc).

 

DISCUSSION

du Rapport de M. le Professeur E. MIRA

M. le D' Salvador Vivès (de Barcelone). - Je remercie bien le Comité du programme, particulièrement notre éminent Président le D° René Charpentier, de m'avoir autorisé à lire le rapport de mon ami, le Professeur Mira, qui, retenu à Barcelone par les devoirs de sa charge, m'a prié d'excuser son absence au Congrès.

Je voudrais avertir MM. les Congressistes qui ont le désir d'intervenir à la discussion du rapport dont vous venez d'entendre l'exposé, que n'ayant pas collaboré avec le Professeur Mira, il me sera impossible de répondre aux observations et objections qui seront faites ici, car je craindrais de ne pas interpréter avec fidélité la pensée du rapporteur. Cependant, je me ferai un plaisir de communiquer au Professeur Mira ce qui sera dit ici.

M. le Professeur D. Fahreddin KERIM GOKAY (d'Istanbul). C'est précisément avec l'armistice de la guerre mondiale que la Turquie s'est engagée dans la véritable guerre, celle de la délivrance pour sauver son indépendance, son existence nationale et historique. Cette guerre acharnée, qui s'est terminée heureusement par une victoire glorieuse, a contribué à élever ses forces morales.

La victoire politique et militaire a été suivie par les réformes sociales. La monarchie, et avec elle la mentalité fanatique, a été refoulée à jamais. Le laïcisme fut admis. Plusieurs droits, jusqu'à celui de participer aux élections législatives, furent accordés aux femmes, qui entrèrent désormais dans la vie de travail.

Les institutions, telles que les Tekkés (sorte de couvent des mystiques musulmans, appelés Derviches), qui servaient de berceau à mille préjugés, furent abolies.

Toutes ces réformes, dans le domaine social, qu'on peut, à juste titre, appeler ù la renaissance turque r, ont impliqué un nouvel élan aux esprits.

La population turco-musulmane, qui constituait la classe dominante, ne connaissait d'autre métier que l'agriculture primitive dans les villages et les emplois de bureau de gouvernement dans les villes, ou encore une espèce de commerce, mais bien primitif. Avec le nouveau régime, la vie industrielle a commencé chez la population turque aussi. Le Turc a pris place dans le domaine commercial et économique.

Un vaste réseau de chemins de fer a relié les contrées les plus

422 DEUXIÈME CONGRÈS INTERNATIONAL D'HYGIÈNE MENTALE

éloignées du pays. Le principe de « la lutte pour la vie » a commencé à régner souverainement.

Cependant, il n'existe pas encore, à vrai dire, de crise économique en Turquie. L'étendue du pays est suffisamment vaste pour abriter avec aisance le triple ou quadruple de la population actuelle.

Au cours des années de l'armistice, la plus grande partie du pays avait été occupée par les puissances interalliées. Dans ces régions, nous avons rencontré des cas de névrose de peur, occasionnés par les attaques aériennes ou par d'autres causes. Nous avons aussi observé des cas d'encéphalite épidémique et de parkinsonisme d'emblée. Nous avons également noté des cas qui ont suivi les chocs psychiques et qui se sont présentés sous le tableau pathologique de parkinsonisme.

Nous avons été témoins d'un nombre de cas de psychoses de prison présentent le tableau de la démence précoce et dont certains se trouvent actuellement à l'hôpital.

Un certain nombre de ceux qui avaient été prisonniers de guerre ont présenté, à leur retour, la psychose pellagreuse.

Comme l'une des conséquences de la guerre, nous pouvons citer la cocaïnomanie, introduite par les Russes blancs qui s'étaient réfugiés en Turquie avec l'armée de Wrangel. Mais l'horreur des crimes commis sous l'effet de cette drogue d'une part, l'expulsion des Russes de l'autre ont concouru à l'extinction de ce fléau.

Comme la guerre, la réforme avait aussi provoqué certains incidents de nature pathologique : devant la réforme sociale créée par le Grand Sauveur Atatürk, un nombre de fanatiques et de mystiques ont tâché d'entraver la réalisation de la réforme. Mais ce fut en vain. De même, quelques débiles et dégénérés ont manifesté*des délires mystiques et paranoides en prétextant que la religion allait être supprimée. Ainsi, un certain nombre de derviches enivrés sous la humée du haschisch ont procédé à une émeute locale à Ménémène et assassiné un officier.

Sous l'Empire, il y avait des mangeurs d'opium et fumeurs de haschisch au sein même des tekkés. Le nouveau régime supprimant ceux-ci a déclaré aussi la guerre aux matières stupéfiantes.

Ainsi, empruntant d'une part les nécessités de la vie moderne, la Turquie n'oublie pas de prendre les mesures indispensables pour empêcher la propagation che la toxicomanie et de l'alcoolisme. La fabrication de l'alcool et des boissons alcooliques se trouve sous monopole d'état, et le degré des boissons spiritueuses, abaissé. En Turquie, la quantité de l'alcool est de 213 grammes par habitant.

Deux fabriques de morphine, fondées l'une par un Russe, et l'autre par un Juif, ont introduit en Turquie l'héroïnomanie, contre laquelle le Gouvernement a dû lutter au moyen de lois sévères.

Le fait que la syphilis avait augmenté un peu pendant la guerre générale et qu'on l'avait négligée en la prenant pour la gale semble avoir contribué à l'augmentation actuelle de la paralysie générale par rapport aux autres pays de l'Europe. Par exemple, le pourcentage de la paralysie générale à la Clinique de Munich est tombé de 14 % à 5 % au cours de 30 ans ; tandis qu'en Turquie, le taux étant 7 % est monté à 13 % depuis 1910.

ANNÉE

Hommes

Femmes

Total

PARALYSIE GÉNÉRALE

 

 

 

 

Total

Pourcentage

1920

220

113

334

20

6%

1921

259

140

399

16

4,2%

1922

288

156

444

25

8,6%

1923

540

271

811

38

5,5%

1924

695

307

1.002

36

4,4%

1925

6u4

308

1.t112

57

5,6%

1926

525

212

737

47

6,37%

1927

607

2611

868

70

8,60%

1928

670

280

950

113

11,89%

1929

601

231

832

146

17%

1930

735

291

1.026

129

12,5%

1931

796

348

1.144

»

 

1932

982

377

1.359

»

 

1933

1.221

4.3

1.674

»

 

1934

1.422

578

2.000

192

 

1935

»

»

2.058

206

 

1936

»

»

2.304

204

 

L'augmentation de la paralysie générale par rapport aux pays européens e?t clairement visible. Quelle en est la cause? Les facteurs sociaux y ont-ils joué un rôle ?

Ce qui est certain, c'est qu'au cours des années qui ont suivi la guerre générale, le taux de la paralysie générale a augmenté. Si on étudie, d'autre part, les entrées générales dans les hôpitaux des maladies mentales et nerveuses, on voit que, pendant les années de crise économique, le nombre des malades admises dans les hôpitaux pour maladies mentales se trouve augmenté. Mais, comme nous l'avons déjà mentionné, il y a chez nous essentiellement une augmentation sensible en dehors des années de crise. Une des causes de cette augmentation peut être l'état actuel dés hôpitaux pour maladies mentales qui étaient considérés sous l'ancien régime comme un cachot infernal, un endroit d'horreur et de tortures. Sa pensée même sufflsait à inspirer la terreur. Mais le nouveau régime y a prodigué la plus grande tendresse d'après les principes de l'hygiène mentale. La République a fondé des hôpitaux composés de pavillons, comprenant un vaste terrain dans lequel les malades peuvent travailler suivant les instructions scientifiques. Pour donner une idée de l'intérêt que le Gouvernement y apporte, il suffit de dire que le département sanitaire y a consacré le 1/6° de son budget. C'est pour cela que les familles les plus soucieuses y confient volontiers leurs malades. Cependant, il faut prendre en considération qu'il est assez difficile, dans les circonstances économiques actuelles, de garder les malades à la m.aison.

Quelle qu'en soit la cause, on voit aisément que le nombre des malades mentaux se trouve augmenté en Turquie dans la proportion de 700 %. On peut dire donc que la crise économique mondiale a fait sentir son influence en Turquie aussi. Cependant, le taux des malades mentaux par rapport à la population générale est, en Turquie, inférieur au taux des autres pays européens.

Les difficultés de la vie, préparées par les réformes sociales et les exigences de la vie moderne, ont provoqué les cas d'hystérie et de neurasthénie dans une partie des familles.

En Turquie, les cas de maladies mentales se rencontrent chez les femmes plus rarement que chez les hommes. En revanche, on a observé dernièrement chez les femmes des cas d'hystérie et de confusion mentale, ainsi que des troubles psychiques provenant de l'altération menstruelle.

Les maladies mentales s'observent moins rarement chez les paysans que chez les habitants des villes. Quant au rôle de l'éducation et de l'instruction dans la formation des maladies mentales, parmi les malades du sexe féminin, les illettrés constituent la majorité. Chez les hommes, c'est le contraire. Néanmoins, on observe aussi abondamment la paralysie générale et les autres psychoses chez les illettrés.

Le fait que la paralysie générale se rencontre abondamment chez les illettrés prouve que la théorie u civilisation - syphilisation » ne joue pas en réalité un rôle si important dans l'étiologie de la paralysie générale. En effet, nous avons rencontré un taux de 21,23 % parmi les personnes qui n'ont pas d'occupation intellectuelle.

Par conséquent, nous pouvons affirmer que, parmi les facteurs sociaux, la crise économique a seule contribué à l'augmentation des maladies mentales en Turquie. Nous devons ajouter que l'effet de la crise en question n'a pas été aussi intense qu'en Europe. Cela, nous le devons à la victoire de la guerre de l'Indépendance et au rajeunissement causé par les réformes sociales. Voilà pourquoi, ni le nombre des suicides et d'autres psychoses, ni celui des toxicomanies, n'ont augmenté autant que dans les pays occidentaux.

Il ne faut pas oublier l'heureuse influence de l'activité de la Société d'Hygiène mentale fondée en 1930 et celle de la Société Antialcoolique qui avait été fondée avant celle-là par les neuropsychiatres turcs. Ces deux Sociétés n'ont pas cessé de montrer au public la voie du salut.

M. le D' Salvador Vivés (de Barcelone). - Je remercie M. le Professeur Fahreddin Kerim de son intervention et je serai heureux de présenter ses observations au Professeur Mira.